jeudi 7 mars 2013

Tsjêbbe Hettinga (1949 - 2013)



C'est avec une très grande tristesse que
nous apprenons la mort de notre ami
Tsjêbbe Hettinga
poète hollandais dont nous avions publié en 2008
le livre, écrit en frison, De mer et d'au-delà
 
 
 

Extrait du film de Pieter Vehoeff
sur Tsjêbbe Hettinga :
 
 
 

De mer et d’au-delà

Une lettre, une fuite, une venue sous la tôle
De notre cabane cachée dans une oliveraie,
L'après-midi sur une île dans les ondes d’un
Archipel méditerranéen : onze jours de toi,
Tiède et mûre comme tes fruits. Tes yeux chassent la
Lumière la plus noire d’un homme et tu as aux coins
De la bouche un peu de hâte hollandaise qui
Retombe comme la poussière chaude du chemin
Qui t’amena et qui repart avec le tracteur
Bleu du village marin, s’en retournant vers la mer.

Après le breuvage rouge sur l’autel de l’ombre
Verte des oliviers, près du puits sec en plein soleil
Avec vue sur ce qui nous voit, un âne, une femme,
Un troupeau de dindes parlant petit-japonais près
D’une Suzuki de deux cent cinquante cc,
Parlant des deux faces de l’île, ou riant de la place
Pour un homme et deux amies sur la vieille moto,
On suit le chemin tournant jusqu’à la baie qui chante et
Ses vagues d’un mètre et demi sans vent, sans soupir
D’une tempête éloignée, d’un hier pour toujours, la mer.

Et avec ton visage bistre, qui vague après
Vague découvre en un cri le corail blanc de tes dents
Pour l’œil calme de la côte sous son chapeau vert,
Jusqu’aux chevilles dans une mer qui rentre le ventre,
Entre deux vagues figées comme en un souvenir,
Dans une coquille brillante de verre bleu,

Le maillot blanc très moulant baissé jusque sur le
O sombre de tes hanches, les seins terriblement nus
Et les bras capitulant déjà devant la violence
De l’eau, tu te dresses, Aphrodite des Caraïbes.

À la fois apostrophée et charmée par les noms
Des bateaux ancrés au port d’été qu’Hercule Seghers
Il y a quelques siècles à jamais écoulés
Fixa dans les minces traits de sa plume – Zakinthos,
Kilini, Kastor/Pollux, Stardust, Aspropirgos

Sous le soleil de septembre et dans une bise qui
Veut à coup sûr s’enfuir avec ta longue robe
Blanche comme trophée de tes formes, en talons hauts
Tu te tiens les mains sur les hanches, sur le barrage
Anti-tempête et tu défies les filets des pêcheurs.

Le soir, quand la pénombre suit brebis et berger
Montant par les vieilles oliveraies du repentir,
Quand la cabane en tôle devient plus chaude que
Le puits de pierre près des chaises silencieuses, quand
Les brigands de la libido ont déjà l’œil sur
La prison de la nuit, nue jusqu’à ta pudeur, tu prends
Un serpent noir et entres en lutte avec de l’eau
(Verre noir qui rend plus noir encore ton corps noir), et
Avec nous, quand l’eau froide nous dessale la peau
Transie et que dans son jet le plaisir explose en pluie.
L’obscurité voûtée, qui sent le bois et la mer,
(Aidée par les chiens qui grognent contre leurs chaînes) ferme
Les cours, relâche les rats et libère la lune
De la cale d’un navire coulé, en écoutant

Sur le bord du puits murmurant la conversation
Inintelligible de deux copines qui s’habillent,
Souvent étouffée par des rires qui disent tout,
Venant de la cabane, et tout en pensant à la mer
Et au bois, sent tout à coup l’odeur de chevelures
Et de fleurs étranges dans cette obscurité muette.

Sous la pergola avec sa salamandre et ses
Grappes de raisin mûr, qui font revivre des images
D’ancien testament, à la lueur fantomatique
Des bougies sur le vieux mur marqué par la signature
Homérique de Kyrios Seismos, tu t’égares,
Dans ta robe de bal blanche toute fraîche, loin de
Cette île, ta bouche charnue se languit de tes
Caraïbes, avec tes mains qui s’agitent, décrivent
Leur histoire, ton berceau, et le feu dans tes yeux
Attira jadis un navire de terre inconnue.

Et plus tard, dans l’ivresse boursouflée de la fête
Pauvrement éclairée des bœufs, béliers, boucs de fermiers,
Égorgeurs de chèvres et moutons descendus des
Collines impudiques au village, tu t’envoles
Dans les bras espagnols d’un capitaine échoué
(Échappé au nid de vipères chilien, l’autre jour
Il les a tous épatés, fier de ses deux vipères
Au bout d’une ficelle), plume dans la nuit, pour faire
– O étoiles – naufrage d’amour, échouer telle
Une lettre dans sa bouteille sur ton Curaçao :

O Mère, ce silence de mort, comme entourée
Par une eau de verre et des poissons muets, o, leur gueule
Grande ouverte au large de la côte endormie de
Koraalspecht, silencieux comme le kriki et la nuit
Grosse de lui et du jour fouilleur, qui me recueille,
Très tôt le matin, près du Fort Nassau, où le vent tombe
Du ciel pour chercher ton abri à Santa Rosa,
Silencieux comme ces lettres que tu lis, au jardin
Le tango doré transparent des mangues avec
L’alizé altier d’outre-mer et d’au-delà encore.

Tout seul, comme le farouche iguane perché sur
Le sintebibu dans le soleil de l’après-midi
(Qui rêve journellement le jour rapide en deux),
Parmi les grands cactus, mon cœur. Mais je chante, swingue
À travers la nuit, la voix et les tripes d’un port
À l’haleine de poisson et de mer, la langueur bleue
Des hommes, la légende d’une main de marin
Blanche sur mon épaule noire, souple mais solide
Comme le watapana, de l’attente émue de
Mon être comme une vierge sous le tamarinier.

Et bruissant dans le ressac des îles (Le bouchon
Maintient-il toujours l’esprit dans la bouteille ?), mon sang
Insensiblement interrompt mes pensées, m’amène
À la mer, mais ne sait plus d’où proviennent les cris (des
Enfants sur la plage, d’oiseaux de mer ou dauphins
Dans la baie) – puis dans le sable de mes rêves mes onze
Bambins se balancent en rythme tout en chantant :
“Ken’ ken’ nos ke tuma ke tuma ke tuma, ken’, ken’...

En cercle au crépuscule sous un arbre près d’un
Puits dans un nuage au-dessus d’un navire en bouteille.


Traduction de Kim Andriga